C’est l’histoire très drôle du Maître à Moscou en 1928 qui écrit l’histoire de Ponce Pilate assistée de Marguerite son amante, pendant que Satan visite Moscou. Je n’irai pas plus loin car ce serait faire insulte au livre.
Attention la fiche de lecture analytique ci-dessous ne fait pas honneur à la simplicité de lecture du roman ni à son ton enlevé et spirituel, l’idée est de montrer une partie de la profondeur de lecture et forcément, c’est du lourd.
Le roman présente une triple dimension.
1/ Critique sociétale
- Boulgakov commence par un parallèle fait entre Moscou et Jérusalem. Les points communs : la puissance du César, la portée du verbe et de la délation et la nécessité d’actes emblématiques pour soutenir le régime. Il y met en exergue un système qui fait faire le mal sciemment pour assurer la continuité du système. Au début était le Verbe mais le Verbe peut tuer.
- Il décrit l’absurdité du régime totalitaire communiste à la Kafka. Tout le monde se fait arrêter. Tout le monde a peur de se faire arrêter et de ce qui peut être dit. Il en profite pour dénoncer tout ce qui fait le charme des sociétés totalitaires : bureaucratie, nom de comités à la cons, noms honorifiques à la con, omniprésence de la milice, dénonciation, auto-dénonciation, paperasserie, passe-droits, chantage, absence de liberté de parole, torture, disparition, meurtre, purges, et j’en oublie…
- Il s’agit enfin d’une critique de la société des hommes avec leurs petits vices : lâcheté, cupidité, luxure, gourmandise, emportement, mesquinerie.
2/ Conte humaniste sur le Bien et le Mal, le bien et le mal. Il y a ici deux grilles de lecture : Le bien et le mal au sens du verbe officiel totalitaire communiste et le Bien et la Mal au sens humaniste. Attention aux majuscules dans ce qui va suivre..
- Les personnages du bien et du mal vu par la lorgnette Stalinienne montrent un renversement de situation d’autant plus jouissif qu’il est absolument littéral. En effet, les forces du mal agissant en tant que personnages dans le bouquin sont exactement les forces du mal telles que décriées par le régime stalinien de l’époque à savoir : la pensée, la créativité (très mauvais en temps de dictature), la liberté (pas bon du tout), l’insolence (inadmissible), la fantaisie, la vulgarité, l’indépendance, la spiritualité, l’insouciance, l’impertinence, l’outrecuidance, et pour finir une attitude épicurienne à jeter au chien. Boulgakov décrit ici de façon textuelle tout ce qui est décrié comme le mal par le régime officiel sans rien y changer. Ses personnages malins représentent tous des aspects de ce mal perçu par le communisme Les bons sont donc nécessairement des personnages haut placés de l’administration victimes du malin. Et là, c’est jubilatoire car le mal n’a pas grand chose de haïssable, bien au contraire, et les autres ne sont pas forcément une incarnation du bien. Certains ont avancé que le personnage de Satan représenterait le portrait de Staline. Vu l’ironie de Boulgakov qui lui a fait décrire les forces du mal textuellement comme celles détestées par la dictature, ce n’est d’après moi pas l’idée. Le chef du mal (tel que vu par les communistes) est donc nécessairement Satan. Satan est ici l’ange déchu géniteur de la liberté des Hommes car c’est de la liberté que vient le problème pour le totalitarisme. Il est ici représenté en Méphistophélès tout à fait charmant au demeurant et accompagné de supers acolytes dont un chat noir parfaitement tordant : Béhémoth. Satin est ici séduisant en diable, compréhensif, justicier et rallie le lecteur à sa cause, beaucoup plus que le monde insipide et déshumanisé de la bureaucratie Stalinienne.
- Passons à la seconde grille de lecture du Mal et du Bien. S’agit de pas s’emmêler les pinceaux donc accrochez-vous. Là, on rejoint la critique sur les hommes en général. A savoir, le Mal n’est composé que de petits maux. Rares sont ceux qui se lèvent le matin en décidant d’être de parfaits connards. C’est la superposition d’un système totalitaire, du perfectionnisme et du souci de bien faire (ça normalement c’est bien) et des petits vices qui donne le Mal et les gros problème qu’on a pu lire dans les livres d’histoire. Et là, on fait une transition d’enfer -hihi- vers le thème du livre : Ponce Pilate. Ponce Pilate fait exécuter Jésus alors qu’il sait qu’il commet là un acte impardonnable. Mais il le fait pour respecter le bien officiel. On commet donc le Mal en essayant de se conformer au bien. Parallèlement à cela, l’assassinat de Jésus n’avait pour but que d’abréger ses souffrances. Le Bien était donc ici issu du mal à savoir la désobéissance. De même, le mal met en exergue le Bien et le Mal car sans liberté de faire le mal à savoir de penser, désobéir ou de critiquer, comment faire le Bien ou le Mal?
3/ Thème chrétien de l’amour et de la rédemption. Il faut toujours une histoire d’amour : Marguerite et le Maître mais également si on élargit à l’amour chrétien : Jésus et Pilate, Jésus et les Hommes.
- C’est sur cette trame littéraire que reposent les deux autres dimensions. Quand on sait que Boulgakov écrivit avec sa troisième femme et qu’elle termina le roman, cela prend toute son ampleur. Élégance aussi, car c’est sur l’amour de Pilate et de Jésus et de Marguerite et du Maître que tout repose et se dénoue.
- En parallèle, l’auteur s’interroge sur le thème de la rédemption et de la conscience. C’est précisément parce qu’on a conscience de faire le Mal et qu’on le regrette qu’on peut se racheter via l’amour. Dites-donc, là je vais loin… Le thème de Ponce Pilate est ici poignant sur un homme bien qui fait le Mal et qui le regrette sincèrement. La culpabilité aux yeux des hommes ou à ses propres yeux est ici un des moyens de rédemptions. Toutes les personnes qui se sont rachetées dans le roman avait connaissance de leur faute, l’ont commise par nécessité et se culpabilisaient cruellement, que ce soit Pilate ou la mère infanticide. C’est Marguerite incarnant l’amour et le Maître incarnant le verbe libéré qui les libèrent de leur culpabilité. A contrario, les personnages déshumanisés, pur produit totalitaire, finissent sans vie après la mort. Leur histoire en deux dimensions les condamne à ne pas aller en enfer ni nulle part. Ils ne partagent plus le sort des hommes.
4/ Au niveau des thèmes et des filtres utilisés pour raconter l’histoire c’est tout aussi riche et ma critique étant déjà longue, je ne vais pas plus m’attarder.
- Thème de la folie débridée et de savoir ce qui est réel ou non dans un monde où le discours officiel nie la réalité, donc dans un monde ou la réalité officielle n’est de toute façon pas réelle, tout est permis. Ainsi Boulgakoff traite du thème de la réalité inversée, où :
Satan ne fait jamais disparaître personne mais le système soviétique si. En fait, le thème totalitaire ne fait pas réaliste et est traité très évasivement : les gens décident de disparaître sans raison, on ne sait jamais ce qui arrive précisément alors que dans le thème ésotérique oui : à chaque fois on sait où Satan a envoyé la personne et ce qu’il en a fait. Encore une fois, inversion des pôles dont notre ami Boulgakov est spécialiste.
Satan est sympa et les autres non
Pilate n’est pas le méchant de l’histoire
Et ainsi de suite… - Reprise de Faust de Goethe avec le Méphistophélès tentateur, le Maître Faust et Marguerite. Les personnages secondaires déjantés et insolents rappellent Mon Faust de Paul Valéry qui est lui-même une relecture du Faust de Goethe. Le Faust reprend les thèmes chrétiens et les met à la sauce Goethienne du libre-arbitre. Ouf, au niveau de la mise en abîme, on est servi!
En sous-thèmes :
- Thèmes musicaux reprenant les principaux opéras de Verdi, Gonoud, etc. Cela dépasse de loin ma culture musicale.
- Thème littéraire de la dame de pique de Pouchkine, évocation de Kafka avec la descente dans la folie.
Et j’en oublie car sinon ma critique ferait 300 pages. Je passe sur les expressions littéraires et jeux de mots à n’en plus finir car trop c’est trop. Difficile de trouver une faille.
Boulgakov signe ici une critique géniale du totalitarisme, un conte humaniste et une histoire d’amour avec un grand A avec le tour de force de ne pas écrire un livre déprimant et triste mais un roman échevelé, réjouissant et fou.
Ça donne envie de le lire